Le Capilotracteur

Journal en attendant la fin du monde

28 octobre

1.

Quand il a trouvé ce boîtier avec un gros bouton rouge, je lui ai dit « n’appuie pas dessus » et il a répondu « oui, oui » en regardant de travers. Ce matin, j’ai entendu « clic » et ensuite la salle de bain a été réduite en cendres. Je n’ai même pas eu le temps de me brosser les dents avec le nouveau dentifrice à l’eucalyptus avant d’aller au bureau. Il n’avait qu’à se débrouiller avec les pompiers pendant que je traînais mon haleine de chacal toute la matinée.

La cuisine

27 août

On m’a mise aux fourneaux et j’ai cuisiné toute la journée, sans savoir quoi. Une heure, deux heures, puis trois et d’autres encore. Il faisait jour quand on m’a conduite dans la cuisine et nuit quand on m’a dit d’en sortir. Je ne sais pas ce que j’ai fait. Par moment, je sentais mes mains manipuler des légumes, les soupeser, les laver, les couper. Un couteau dans ma main droite, et mon index gauche qui en évalue le tranchant. Une égratignure peut-être.
En quittant la cuisine, j’ai ressenti un grand vide apaisé. Une tâche accomplie. Des bruits de verre dans le couloir, des fourchettes qu’on agite dans la pièce à la porte entrebâillée. Pas de visages mais des rires.

Les carnets de la terre #1

Samedi 24 août.

“Un poteau sec planté au milieu du désert dans une ville de un million d’habitants, dans une maison pleine de meubles, de tableaux, de livres, avec un téléphone qui a cessé de sonner parce que personne ne répond aux appels mais qui sonne encore de temps à autre pour dire aux deux occupants qu’ils ne sont pas encore parvenus à déloger le monde et qu’il faut donc continuer à creuser pour atteindre le point où tout cesse d’être et où l’on reste vivant au coeur de la non-existence.”

Carlos Liscano, L’écrivain et l’autre, p. 135

La nuit ne tient jamais ses promesses. L’oubli, de trop courte durée. Le repos, une illusion démentie par le reflet dans le miroir et le besoin de café. Le sommeil, cette éternelle fuite. Le jour où tout s’arrêtera, c’est qu’on sera mort, simplement.
Reprendre la pelle, et continuer à creuser jusqu’à ce que la peau des mains s’effrite sous le frottement. Les cloques se percent comme des bulles de sang.
On m’attend quelque part. On me l’a dit, on m’a convoquée.
Je reste assise sur le tapis de la chambre et regarde les nuages gris qui sont venus se coller dans le ciel.
Le trou au fond du jardin.
La pluie le remplira-t-il?
La pluie viendra-t-elle, faudrait-il demander.
Jusqu’à quelle profondeur faut-il remuer la terre pour arrêter de penser?
S’étouffer avec des poignées de terre dans lesquelles frétillent les lombrics.
Manger de la terre, ça rend malade. Mais il fut un temps où c’était la seule nourriture que nous avions.
Quand rien ne manque, on ne comprend plus.

L’écran

4 août

Dans la chaleur, je regardais l’écran. J’attendais qu’il m’aspire pour m’amener dans le monde de la brillance et des pixels. Les ventilateurs de l’ordinateur vibraient et la machine chauffait à travers mon corps. Pourtant, je ne sentais rien.
Plus on espère, et moins il se passe quelque chose.
La pensée n’a pas encore la force d’impératif.
Il y avait aussi ces voix lointaines qui me disaient de sortir de la chambre et d’éteindre mon appareil pour les rejoindre. J’aurais voulu détacher mes yeux de la surface luminescente, mais ils avaient déjà fondu sur le clavier. Un cristallin reposait sur la touche x. Ce n’était pas grave, je ne l’utilisais jamais. Je crois? Mais je me trompe tout le temps.
Et puis tout devenait bouillie.
Mais encore quelques secondes et tout changerait. Bientôt.
J’en étais sûre.

3 juillet

1. Fatigue et déconnexion. Impossible de se concentrer tout me passe au-dessus.
Marche jusqu’à la gare; pas plus loin, car chaleur, fatigue, pas envie. Les visites touristiques sont organisées dans la prison alors que les détenus y vivent toujours. On peut les entendre, est-il inscrit sur la publicité. Etrange.

2. Dans la rue centrale, une explosion à une centaine de mètres d’un macdo; un jeune a perdu sa main. Je n’ai pas compris s’il était mort, et le déroulement des événements est flou.

3. C’est l’anniversaire de la fille de T. aujourd’hui.  Elle rencontre par hasard des personnes qui lui ont enseigné et qui s’en rappellent en termes élogieux. Elle se promène dans un tailleur vert pomme que je ne lui ai jamais vu.

4. Je mange les bonbons offerts hier soir. Il y a comme un drôle de goût derrière le sucre. Je cherche des infos sur internet et je découvre qu’ils sont fabriqués à partir de sang de vache. Frissons et dégoût. T. me dit qu’elle a toujours refusé de manger ce truc, ça et la graisse de poisson.

5. On boit le thé, comme d’habitude, en discutant, comme d’habitude.

L’anniversaire

2 juillet

Faux démarrage; je suis en retard, j’oublie mon cahier, je retourne en haut le chercher, je suis en retard. Se presser pour autant et courir avec les autres, non. Conserver son flegme, poursuivre la lecture.

Le gâteau au chocolat nous attend sur la table. Il est au centre de l’attention, sa cuisinière aussi. On fête son anniversaire, alors elle a préparé la pâtisserie. On le regarde longtemps avant de le découper. C’est qu’on a bien petit-déjeuné, alors vous comprenez. Mais je suis sûre qu’il est bon!

Après, nous décidons de faire un pique-nique dans le jardin Mikhailovsky. Le garde nous dit de ne pas marcher sur les plates-bandes. Dans tout le parc, il y a des petites cahutes qui abritent un homme d’ordre. On cherche un banc, et on dresse la table tout en continuant de parler en mélangeant les langues. C. nous parle de son accident de voiture, de ses problèmes de cou, de François Hollande qu’elle ne peut pas sentir. Tout va mal, dit elle. On opine, on ne sait pas vraiment quoi dire. Et puis on décide de chercher le soleil, alors on se lève et on marche un peu. On s’assied sur des bancs peints qui nous laissent des marques de peinture sur les fesses.

Lundi

1er juillet

On pourrait parler de mauvaise volonté, de rancune face à la condition de travailleur, de révolte et de flemmardise. Mais voilà, le lundi me fout la gerbe. Je vais à reculons, j’enfile mes chaussures à l’envers, je me lave les dents avec sa brosse à cheveux et je rince à l’eau de javel, peu importe mon haleine.
Le vide colle au ventre, quel que soit le nombre de cafés noirs serrés qu’on prend pour s’exciter. On a renoncé à refuser les tâches inutiles qu’on nous impose et on se gausse du plus grand nombre de futilités qui prouvent l’importance de notre fonction.
Le temps où je crachais mon dégoût, je l’ai enterré, mais il me reste au travers du museau.
Déjà, pour se mettre en condition, l’odeur de vomi que dégagent les plates-bandes le long du bâtiment. ça, et aussi l’herbe coupée humide qui sent comme un cimetière. L’odeur m’accompagne longtemps, mémoire olfactive.

Résolution #1

16 juin

 

J’ai noté aujourd’hui, en entrée de mon carnet de notes (un moleskine rouge, luxe tape-à-l’oeil bourgeois) “Aujourd’hui, je ne serai désagréable avec personne”, et c’est loupé.Dans la rue, on m’a demandé de la monnaie, et j’ai répondu “niet” – pour de vrai, parce qu’en Russie, on ne dit pas “non”.

Et je savais plus ou moins où se trouvait la rue que cherchaient ces jeunes hommes à lunettes de soleil dans leur voiture noire, mais j’ai préféré leur dire que je ne savais rien, rien du tout – ce qui, en fait, fût peut-être mieux pour eux.

Alors ce troisième café pour épuiser la fatigue, ce troisième café pour exciter la fatigue.

Par paresse, je parle peu mais ils pensent qu’il s’agit de sagesse.

Il me faut une idée-

Il me faut développer une des idées qui m’assaillent constamment, pour mieux la rejeter.

Le matin

15 juin

 

1.

La radio, le matin, toujours.

Les auditeurs appellent à côté de la plaque.

Elle, elle ponctue ses mots de “ô” accentués circonflexe.

Et dans la rue, pendant la nuit, la voiture rouge qui s’est écrasée contre le panneau il y a quelques jours a simplement disparu.

Je sens le café qui bat dans mes veines.

ou “Je sens mes veines”

ou encore “le café qui bat”

Parce qu’au bout de deux mois, un mois ou trois mois, on est venus à bout des cent sachets de thé.

Vivre en décalage: il pleut en interrompu aujourd’hui.

Toutes les deux heures, la faim justifie les moyens. Non, revient.

J’ai senti les mouvements de son corps à travers la cloison.

Dormir ensemble, mais séparés par un mur.

2.

Quand une personne importante vous provoque pour vous faire sortir de vos gonds parce qu’elle sait qu’une erreur vous sera fatale, il faut savoir garder son calme et répondre poliment sans se laisser démonter. ça l’égare.

Intermède #2

Je suis tellement indifférente que je ne prends même plus la peine de changer mes vêtements avant de me rendre à mes obligations. Je ne porte plus ni lunettes ni appareil auditif, je m’efforce de ne laisser qu’une coquille vide et d’effacer ma présence au monde.